Un Cas de lucidité

Description

Dans l’intimité de la nuit, la femme étreinte est-elle bien toujours la même?ExtraitL’épouse que Mr. Smith étreint dans la nuit noiren’est pas la compagne de tous les jours…Henri Thomas,  La Nuit de Londres.   Sa femme et lui étaient mariés depuis plusieurs années et se flattaient de constituer un couple banal. Il était employé de banque et elle, secrétaire médicale. Chaque matin chacun partait à son travail en songeant au programme de télévision de la veille, à la sortie du vendredi soir ou aux prochaines vacances en Yougoslavie. Ils se frôlaient les lèvres en se quittant et faisaient l’amour deux ou trois fois par semaine, sans excès de fioritures, avec un plaisir tantôt intense, tantôt terne. Par manque de loisirs ou d’assiduité ils avaient peu d’amis ; les relations de jeunesse s’étaient éloignées en même temps que la fleur de l’âge. La parole entre eux s’était raréfiée au même rythme que les fréquentations. Ils ne se parlaient guère qu’à la faveur de certaines nécessités pratiques et évitaient d’échanger des banalités puisque le plus souvent ils partageaient les mêmes opinions et tombaient régulièrement d’accord sur les principes de leur vie commune. Elle avait renoncé à le morigéner tous les matins quand elle trouvait son slip au milieu de la descente de lit et il ne lui reprochait plus depuis longtemps la façon qu’elle avait de traîner ses mules en préparant le petit déjeuner. Tout allait bien.Une nuit, après l’amour, il eut une impression bizarre. Comme d’habitude il entrait doucement dans la somnolence, la main posée sur le ventre de sa femme qu’il caressait vaguement, et soudain il sentit que ce ventre ne lui était pas familier, mais il sombrait dans le sommeil et, croyant rêver, s’y enfonça résolument. Toutefois, dans les semaines qui suivirent, cette impression d’étrangeté se reproduisit et s’intensifia de telle sorte qu’il se fit plus attentif, jusqu’à la nuit où il acquit la certitude qu’il caressait un autre ventre que celui de sa femme. Il n’avait osé rien lui dire de ses inquiétudes antérieures, encore moins pouvait-il lui faire confidence de cette aberration avérée. Il cherchait bien à douter de ses sensations en se demandant si vraiment dans l’obscurité totale et dans l’état de relâchement des nerfs qui succède à un complet abandon, il était en mesure de distinguer réellement quoi que ce soit. D’abord en quoi ce ventre mystérieux différait-il tant de celui qu’il croyait si bien connaître ? Et il s’étonna de trouver tout juste la réponse : ce ventre était un ventre exotique. Son contact en même temps que le souvenir d’une fermeté singulièrement tonique lui avait laissé l’intuition d’une couleur – un brun cuivré baudelairien, alors qu’il goûtait chez sa femme l’éclat nacré d’une peau très pâle et la moelleuse tendresse d’une chair mûrissante. Que diable venait faire dans son lit cette sauvageonne musclée ? Fallait-il croire à une farce ? Après tout, on lisait couramment des annonces bien particulières dans les publications les plus décentes. Sa femme tourmentée par un démon tardif aurait inventé cette combinaison saugrenue pour réchauffer l’astre pâlissant de l’érotisme conjugal… Hypothèse absurde ! Se serait-il avisé, lui, dans un moment de lassitude ou d’inappétence d’inviter un natif des îles de la Sonde à partager leur couche ? Certainement pas, et cette créature troublante agissait à n’en pas douter de son propre chef. Il était seul en face d’un mystère et il n’appartenait qu’à lui d’en prendre la mesure.